Des gènes errants - Clap 62 - Encore des cahiers !
Bonjour, la Smala-aller-de-l'avant (clap 62)
La précédente publication s'arrêtait comme ça :
"A la fin du cahier, quelques lignes stoïques sur la dernière page sont rédigées et disposées comme un poème : Rocky, C’est moi, animal. Je suis lui, Dan. Sauf lui, personne ne me comprend ici-bas. Lui n’a pas la parole, mais il a ce regard, là. Face à moi, il est entier, Il est ma moitié manqué. A nous deux, tout file. J’aurai dû l’appeler Niel.".
Ludivine voit peu à peu le profil du père surgir à travers ces cahiers. Tout ce dont il n’a jamais parlé. Elle a une grande douceur pour la douleur exposée, pour l’amour pur déversé entre les pages, pour la souffrance saupoudrée sur toute la vie du père. Elle n’a qu’une envie, c’est de continuer à découvrir, avide, curieuse. Lui trouver des excuses de ne pas avoir été le père qu’elle aurait aimé avoir. Lui trouver des excuses pour pouvoir continuer son chemin à elle. Elle en a le temps, rien ne la presse et le temps passe vite, là, au creux de la chaleur du fauteuil en cuir. Elle se laisse absorbée, oubliant la vie à l’extérieur, au chaud dans l’antre du père, son antre à elle, sur l’instant.
Elle est tellement absorbée d’ailleurs qu’elle n’entend pas
les bruits de l’extérieur. Elle n’entend pas les bruits de la ville et le
portail grincer quand quelqu’un l’ouvre. Elle n’entend pas les bruit de pas
dans l’allée.
Les cahiers l’absorbent toute entière et les suivants, 1961,
1962, sont plein de vides. Ceux de 1963 et 1964 sont en revanche remplis de
dessins ; des voitures par-là, des croquis de Rocky, puis, des voitures
encore, puis Rocky, encore et encore, mettant en évidence un côté obstiné,
passionnel, entier, et totalement mono tâche ; oui, Ludivine a la
confirmation à travers ces sujets rarement élargis que quand le père avait un
intérêt, il était entièrement voué et tourné vers lui, faisant fi de tout le
reste et du reste du monde. Entre 1960 et 1964, son petit monde à lui se
réduisait aux voitures et à son chien, ses dessins, comme il s’était réduit à
son vague à l’âme pendant toutes ces années où Ludivine habitait dans la maison
de maître au perron de pierre et au portail en fer forgé.
Le cahier suivant comporte une date entière : c’est le 09
mars 1965. Ludivine, à nouveau, s’apprête à des révélations. De fait, en
tournant les pages, elle ne découvre aucun dessin. Chaque feuille est noircie
de l’écriture du père, une écriture serrée, minuscule, rien que des pattes de
mouche, comme si il avait voulu économiser l’espace pour pouvoir exprimer tout
ce qu’il avait à exprimer cette année-là. A la lecture de ce cahier, Ludivine
est transportée dans un autre monde, dans la vie d’un être qu’elle semble
n’avoir jamais rencontré, jamais connu. Elle y découvre un jeune homme
amoureux, elle découvre une rencontre amoureuse. Une très belle rencontre.
Le père a tout juste 30 ans, l’amoureuse en a à peine 20. Le
père y expose un réel coup de foudre, l’amour qui lui tombe dessus le
transportant totalement et indéfectiblement. Il y a de la joie, dans ces pages,
de l’espoir, de la vie, de l’enthousiasme. Rien de ce que montrait le père à
Ludivine au quotidien. Et si ce qu’on nomme un coup de foudre est à l’image des
manquements et des insatisfactions initiales, c’est peu de dire que cette
rencontre semble le combler au plus haut point, au point de ne plus dessiner ni
voiture, ni chien, au point de n’écrire que sur elle, Germaine, puisqu’il
s’agit bien d’elle, la mère de Réjane et Ludivine. Dans ces quelques pages, y
sont détaillées la rencontre, la connexion qui coule de source, la connivence
de deux âmes à l’unisson, en équilibre parfait. Le père est poétique à souhait,
pudique plus que de raison, et ça, ça n’est pas pour déplaire à Ludivine. Mais
à nouveau, le père est mono tâche : ça ne parle que de Germaine, Germaine
et lui, lui et Germaine, inlassablement, joyeusement, mais inlassablement.
Ludivine est à nouveau émue aux larmes, transportée par ce
qu’elle découvre ; avoir la preuve, là, sous ses yeux que son père et sa
mère se sont aimés, indiscutablement, ça change la donne. Elle a comme une
envie de s’arrêter là, de ne plus rien lire de ces cahiers, comme si ce qu’elle
y cherchait, elle l’avait trouvé ; son père et sa mère se sont aimés, sa
propre existence en est magnifiée.
Par respect pour leur intimité, Ludivine ne lit pas tout le
cahier du 9 mars 1965. Et puis, ça reste lancinant, factuel, sans intérêt dans
la forme , mais tellement rassurant pour Ludivine, dans le fond. Elle s’arrête
là ; il y a une toute autre urgence ; elle veut connaître la suite,
les raisons de la chute, même si elle en a une petite idée.
1966, 1967, 1968 sont des cahiers vides. Il semblerait que
rien ne s’est vraiment passé, ces années-là. Ou peut-être le bonheur était-il
tellement parfait qu’il n’y avait rien à en dire, rien à en croquer ? Les
gens heureux n’ont pas d’histoire…
Dans le cahier de 1969, une seule page et un seul texte,
sobre, simple, clair :
Germaine va me donner un enfant. On attend un enfant. C’est incroyable. Je me dois de chercher du travail. Germaine travaille, elle, je ne peux pas la laisser assumer seule, même si je sais que c’est elle la plus forte… Demain, je suis convoqué à un entretien d’embauche.
Les pages suivantes ont été arrachées, littéralement
arrachées. Ce qui en reste, attaché à la reliure est tout dentelé, on devine un
empressement à faire disparaître la suite.
Ludivine lève le nez du cahier endommagé. Elle entend le
brouhaha de la ville, mais elle ne fait pas la différence avec les bruits de la
maison. Cette maison dans laquelle elle a vécu si longtemps lui parait
étrangère, vu de la place qu’elle occupe là, sur le gros fauteuil en cuir. Pas
de vue sur l’extérieur, les volets du bureau sont restés fermés. Pour elle, de
là, tous les bruits sont à resituer, à ré apprivoisé, surtout depuis qu’elle a
levé ses manches pour virer une grande partie du fatras que le père a accumulé
au fil des années, révélant une maison souillée, prête à s’écrouler tant elle a
manqué d’attention, d’entretien. Les murs se libèrent, ça grince de toute part,
ça grince et ça crépite, la maison parle, comme elle l’a toujours fait, s’effondrant
peu à peu au rythme du passage des années, comme des clous qu’on enfonce,
histoire de croire que tout restera en place.
Ludivine a encore bien du travail, beaucoup d’objets
inutiles à désencombrer, mais chaque chose en son temps. Il n’y a pas urgence à
accélérer quoique ce soit, dans la mesure où Réjane est introuvable. Aucune
décision concernant cette maison ne pourra se faire sans l’accord des deux
sœurs.
Ludivine est sur le point de continuer la lecture des
cahiers du père quand soudain, une odeur arrive à elle, la ramenant à l’instant
présent. Jusque-là, durant ses multiples visites pour désencombrer la maison, il
persistait cette senteur caractéristique d’un lieu mal entretenu, un air de
renfermé et de macération de vieille chaire. Sur l’instant, Ludivine s’en écœurait
dès son arrivée, et puis, elle s’y était tant habituée qu’elle n’y faisait plus
vraiment attention une fois le pas de la porte franchie. Mais là, l’odeur qui
arrive à elle, c’est comme une odeur vivante, en mouvement, une émanation, une
alerte qui vient chercher le nez de Ludivine ; quelque chose est en train
de cramer….
La suite dans quelques jours ?😎
Sandrine L
Ecrivant
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