Des gènes errants - Clap 56 - Le dernier souffle
Bonjour la Smala-bonne-année ! (clap 56)
Dans
la cuisine, le cœur de Ludivine s’emballe dans une étreinte de fer, un étau,
elle a du mal à respirer, elle a comme une prémonition quand elle s’approche de
la chambre du père. Voilà un moment qu’il ne répond plus, qu’il ne grogne plus,
qu’il ne s’impatiente plus, qu’il ne lui fait plus de reproche et qu’il n’envoie
plus d’ordre d’une pièce à l’autre.
-
Ludivine, pas trop de sel dans mes œufs !
-
Ludivine, tu touches à rien dans mes
affaires !
-
Ludivine, t’as pas jeté les prospectus
de la boite aux lettres, hein ?
Quand
il ne l’appelle pas Réjane…
Voilà
bien une demi-heure que plus un bruit ne sort de là-bas, alors qu’elle s’affaire
à préparer leur repas dans la cuisine crasseuse et encombrée de la maison de
maître. Parce que oui, systématiquement, elle prévoie de manger avec le père, pour
lui tenir un peu compagnie, même si, au milieu de tout ce foutoir et ces odeurs
pestilentielles, elle a du mal à avaler quoique ce soit. Progressivement, au
fil des mois, le père s’est retranché dans sa chambre. Il argue le fait qu’il
est fatigué, mais Ludivine voit bien qu’il s’agit de bien plus que de la
fatigue, elle se rend bien compte que son corps suit de moins en moins le
rythme de la vie. Ainsi que son esprit, d’ailleurs. Il perd le sens, il perd le
nord, les mots et la vie. Il perd les prénoms aussi. Ludivine l’en excuse, elle
tente de ne rien prendre pour elle, il y a de bonnes raisons, si tant est que
les ravages de la vieillesse en soit une. Le père s’étiole, se recroqueville
sur lui-même. Et même si elle s’attend au pire, elle n’est pas prête à ça. On
n’est jamais prêt à ça, d’ailleurs. Quand on découvre un corps inerte dans la
pénombre d’une chambre chargée d’objets hétéroclites et d’odeurs envahissantes,
on a beau s’y attendre, voire le souhaiter pour soulager le mal être récurrent
de l’être aimé, on s’effondre.
Ludivine
est effondrée sur le côté du lit, une fesse au contact du sol froid, une main
tenant la main du père, la joue sur le matelas. Il est parti, elle en est sûre,
même si elle n’a rien vérifié, elle n’en a pas eu le temps, elle s’est
effondrée en lui prenant la main qu’elle a trouvé bien inerte, soudain. Il est
parti, il ne peut plus répondre à l’étreinte de sa main dans la sienne. Il a
donné son dernier souffle à l’araignée du plafond et à sa toile qui fait comme
un rempart entre lui et l’arachnide. On dirait qu’elle a tissé sa toile pour le
prendre dans ses filets. Elle a réussi assurément, la petite faucheuse… Le
regard du père est fixé sur la toile tout près de l’ampoule dénudée, voilà la
dernière image qu’il a dû percevoir en toute fin. Et Ludivine, ça lui rappelle
les bouquets de fleurs au bord des routes, installés là pour faire perdurer le
souvenir d’un être aimé disparu précisément à cet endroit, sur ce bord de
route, un bouquet symbolisant le dernier souffle, le dernier regard qu’a peut-être
eu le disparu, soufflé par la grande faucheuse. Il va falloir que Ludivine
accroche des fleurs au plafond…
L’esprit
de Ludivine divague, et c’est comme un déni, elle se refuse à constater la mort
du père. Comment fait-on, d’ailleurs pour constater une mort ? Ça ne lui ait
jamais arrivé d’être seule, si près d’un corps sans vie. Même la mort de sa
mère quelques années auparavant ne l’a pas entraînée à la mort. On n’est jamais
rodé à cotoyer la mort, mais la mort, elle se sent… Il faut dire que pour sa
mère, les circonstances étaient bien différentes. Les secours s’en étaient
chargée formant un bouclier entre elle et le corps calciné et, compte tenu de
l’état de la voiture qui avait partiellement brulé et de l’emplacement inexistant
du conducteur, il était évident que sa mère n’était plus, écrabouillée et
brulée, écrabrulée, entre le volant et le siège, il a fallu désincarcérer ce
qu’il restait du corps déjà désincarné. Et puis, sa mère, elle n’avait pas eu
le temps de la connaître, de la reconnaître, de la pratiquer, de la côtoyer,
fauchée au tout début de leurs retrouvailles, le lien n’avait pas eu le temps
de se recréé. Et ne se créera jamais désormais que dans l’imaginaire de
Ludivine. La page n’est pas tournée, elle est juste enfouie au fond de ses
entrailles. Mais que les entrailles de Ludivine doivent être envahies à force de
tout enfouir là… Quand on perd un parent, on est orphelin. Quand elles étaient
toute petite Ludivine et Réjane sont devenues orphelines au départ de leur
mère, la grande absente de leur jeunesse. Aujourd’hui, le père a fait le grand
saut. Ludivine et Réjane, désormais sans père ni mère, sont morphelines.
Ludivine
s’est effondrée la main dans la main du père encore chaude. Elle est envahie
d’une bouffée de culpabilité, elle n’était pas présente quand le père a donné
son dernier souffle, elle était dans la cuisine, obéissante toujours à ne rien
déranger, veillant à ne pas trop ajouter de sel à l’omelette du jour, faisant
attention à ne pas jeter les prospectus de la boite aux lettres dans la
poubelle. Une poubelle ? Quelle poubelle ? Cette maison entière est
poubelle, rien n’est propre, tout est à jeter, toutes ces piles accumulées au
fil du temps, ça n’a pas de sens, Ludivine est mal à l’aise dans cette maison
qu’elle ne reconnait plus comme étant la maison de son enfance, la maison de
maître au perron de pierre et au portail en fer forgé s’est peu à peu transformée
en une maison délabrée au perron écroulé et au portail grinçant, rouillé.
Ludivine
ne parvient pas à bouger du sol. Elle ne parvient pas à expulser une seule
larme, elle est dans ses pensées, sa culpabilité et l’invasion de ses entrailles
qui, depuis qu’elle est née, enferment bien trop de choses. En quelques sortes,
elle a fait comme le père qui accumule autour de lui tous ces immondices,
Ludivine, elle, a tout accumulé au fond ses entrailles, pensant faire taire ses
pensées. Accumuler, amonceler. Cette famille est forte pour «
accumonceler », chacun à sa manière.
Pour
l’heure, la pensée de Ludivine ne s’apaise pas, et pour cause… « Un mort
est près de toi ». Que faut-il faire quand on est près d’un mort ? Il
a les yeux ouverts. Ludivine a déjà vu des films où on ferme les yeux des
morts, et elle a toujours trouvé ce geste élégant ; poser la main sur le
front, la descendre lentement vers le nez et, comme un tour de magie, les yeux
se ferment. Il n’y a plus d’accès à l’âme, l’âme du père est inaccessible, il
ne reste plus que sa main dans la sienne. Ludivine n’ose pas la lâcher, la main
du père, elle reste assise lourdement une fesse au sol, sans larme, assaillie
d’une tristesse pesante, envahie d’une culpabilité paralysante, un vide sidéral
entre le cœur et le ventre, la tête posée sur le rebord du matelas, les yeux
tournés vers le mur qui fait face à la fenêtre de la chambre.
C'est là qu'elle aperçoit la porte, une porte qui communique avec une pièce dans laquelle
elle n’est jamais entrée de sa vie ; c'est le bureau du père…
La suite dans quelques jours ?
Sandrine L
Ecrivant
Belle année à toi
RépondreSupprimerHeureuse de continuer ce chemin de lecture auprès de toi . Sofi qui a quitté l’heros pour le gars🫢
RépondreSupprimerJe te souhaite une belle année Sandrine, pleine de joies, de balades, de lectures et de repas entre amis 🤗 😉 Bisous
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