Des gènes errants - Clap 61 - Suite des cahiers
Bonjour, la Smala-aller-de-l'avant (clap 61)
Ils disent que je suis privilégié. Je suis son chauffeur. Je ne fais pas la guerre. J’aide ceux qui l’organisent à la faire. Je le conduis partout où il veut aller. J’entends tout, je ne dis rien. Je ne fais rien de mal, mais je vois le mal qu’il fait, lui. Ils disent que je suis privilégié, mais je reste complice. Tant de morts Pour rien. Ça me dépasse. Et ça me heurte. Une vie est une vie. Je ne m’en remettrai jamais. Je suis nourri, logé, blanchi. Mais je me sens gavé, perdu, noirci. Cette guerre, je n’en veux pas et pourtant, je participe à tous ses crimes. J’ai tout vu. Je suis assailli, je ne me relèverai pas… Je n’avais pas besoin de ça. Je suis venu, j’ai vu. Depuis je suis mort à l’intérieur. Ils disent que j’étais privilégié et que j’ai tout gâché.
Mais toutes ces explosions autour de moi, ces tortures…. Ça a explosé jusque dans ma tête, ça m’a supplicié. C’est ma tête qui a tout gâché. Et puis, ça n’a plus suivi. Je ne savais même plus passé les vitesses de leur putain de voiture de fonction ? Quelle fonction ? Celle d’être leur complice ? Je n’entendais plus ce qu’il me disait, lui, où il fallait aller, dans quel lieu détruit ou à détruire. Je suis tombé. Littéralement. Tombé pour la France, sur le sol d’Algérie. Ils ont dit que j’étais privilégié et que j’ai tout gâché. Moi, je dis que ma tête a sauvé ma peau. J’ai été rapatrié, hospitalisé, soigné. Mais je crois que j’en serai malade à jamais. Et je n’ai jamais eu de nouvelle de lui, ce donneur d’ordre, ce chef de mes deux.
Il n’y a qu’avec Alain, on avait un peu
sympathisé, là-bas sur les terres d’Algérie. Quand j’ai été rapatrié, il m’a
écrit pour prendre de mes nouvelles et aussi pour me dire qu’il m’avait remplacé
en tant que chauffeur. La vie continuait. La guerre et la mort aussi. Très vite,
je n’ai plus eu de nouvelle non plus d’Alain. Tant pis, mais je présage le pire
pour lui. Je ne veux pas savoir, je ne veux rien savoir sur le sujet, la terre
d’Algérie et ces atrocités… Je n’ai plus de mot….
De fait, à la suite de ce texte, dans ce cahier du 9
septembre 1955, plus rien n’est écrit. Mais, Ludivine, en tournant les pages,
découvre des dessins, une multitude de dessins, tous d’une réalité saisissante.
Un coup de crayon surprenant de maîtrise. Des dessins plus parlants que tous
les mots, un visuel directement relié au cœur et le cœur de Ludivine explose à
leur vue. Il a raison le père, quand il n’y a plus les mots, il faut trouver
son exutoire… Son exutoire à lui, apparemment, c’était le dessin.
Les yeux brouillés de larme, Ludivine continue à tourner les
pages ; elles sont, sans aucune exception, recouvertes de dessins ébauchés
au crayon à papier, d’une précision étonnante, d’une réalité pétrifiante.
Ludivine en est stupéfaite ; le père était incontestablement un
dessinateur hors pair. La première pensée qui vient à son esprit devant un tel
coup de crayon, c’est qu’il aurait pu exceller dans ce domaine, il a toujours
tout caché, tout gâché. Quel dommage et que de dégâts autour de lui jusqu’à sa
mort…
Ludivine tourne chaque page avec lenteur, découvrant chaque
fois des décors de plus en plus terribles ; des scènes de guerre, des
scènes d’attaque, des villages au milieu de désert, des corps mutilés, des
villages dévastés, des feux, des fusils, comme si on y était. Et puis soudain,
sur les dernières pages du cahier daté du 9 septembre 1955, plus rien. Le chapitre
s’arrête abruptement, laissant Ludivine effondrée de tant de douleurs révélées.
En levant les yeux sur les murs du bureau, elle n’a plus
aucun doute, si tant est qu’il lui en restait encore ; c’est bien le père,
son père, l’auteur de tous ces portraits, c’est bien le père, son père qui a
suicidé sa vie, qui s’est empêché de vivre, qui s’est pris les pieds dans les
obstacles rencontrés tout au long de son chemin, ces obstacles l’ayant affaibli
plus que renforcé devant l’adversité. Mais qui revient intact d’une guerre et
de ses atrocités ? Qui fait comme si ça n’avait pas existé ? Qui
continue à vivre comme si de rien n’était ? Personne ! Et encore
moins quand on est fragilisé dès le départ, dès la naissance, arrivant au monde
seul, alors qu’un frère existait tout près de lui, dans la vie intra-utérine.
Le père a dessiné sa vie, dans l’ombre. Avec talent, mais
dans l’ombre. Ludivine, avec émotion, se souvient alors de l’intérêt qu’il
portait à chaque rentrée des classes pour tous les crayons à papier dont elle
devait se munir, avec Réjane. Lui, il appelait ça des crayons à mine. De fait,
tel un mineur, c’est à ça qu’il devait passer son temps, reclus dans son
bureau, quand il n’avait pas les yeux dans le vague, le vague à l’âme. Il
devait creuser scrupuleusement le papier de la pointe de sa mine. Le papier ou
les murs blancs du bureau. Il reversait sur ces supports toute la douleur qu’il
ne parvenait pas à expulser de lui-même. Devant tous ces portraits sur les
murs, devant tous ces dessins dans ces cahiers, pendant toutes ces années,
Ludivine réalise qu’il n’a jamais abandonné cet art, dans l’ombre, dans son
antre, caché. Gâché.
Le cahier suivant doté d’une date complète attend sagement
sur la pile que Ludivine a posée sur le bureau acajou, devant elle. Elle est
toujours assise sur le fauteuil en cuir, elle a chaud, elle transpire, mais
pour rien au monde, elle ne laisserait sa place. Elle est en train d’aller à la
rencontre de son père, ce père si lointain, si mystérieux, elle est en train
d’en lever le voile, et symboliquement, elle le remercie pour ce seul héritage.
Pas sûr qu’il ait écrit et condensé tout ça en vue d’être lu et vu, encore
moins par sa propre fille. Ludivine le remercie d’autant plus pour cet héritage
involontaire, inconscient, ce hasard qui n’en est pas un. Elle se sent à sa
place pour lever les non-dits et trouver des réponses à ses sempiternelles
questions, pour lever le voile sur ce père si insaisissable, si mystérieux.
Sa curiosité est attisée plus fort encore. Et même si elle
croit comprendre que seuls les cahiers dotés sur la tranche d’une date complète
doivent receler dans leurs pages les secrets écrits, rédigés de la main de son
père, elle s’attèle à les ouvrir tous, un à un.
Sur ceux de 1956 et 1957, de fait, il n’y a rien, que des
pages vides et jaunies.
Dans le cahier de 1958, tiens, il y a beau n’y avoir que
l’année, quelques dessins s’exposent. Ce sont des voitures, rien que des
voitures et encore des voitures, de la belle époque à 1958, toujours dessinées
en noirs et blancs, ancrées dans leur époque, celle où apparemment la couleur
n’existait pas. Le père a alors 23 ans, c’est un dessinateur hors du commun
mais, songe Ludivine, il aurait pu être mécanicien tant ces croquis sont
précis.
Ludivine s’enfonce encore plus dans le fauteuil en cuir. Si
elle doit y passer du temps, autant que ce soit confortable. La découverte de
ces cahiers ne fait que confirmer ce qu’elle savait de lui, au fond, en filagramme,
en ébauche, à mots couverts et flous. La connaissance du père se structure au
fil des cahiers. Elle continue.
Dans le cahier de 1959, toujours rien que des pages vides et
jaunies par le temps.
Quand elle ouvre celui de 1960, elle remet décidément en question
cette conclusion hâtive que seuls les cahiers exposant une date complète
cachent les secrets de son père. Ces cahiers sont décidemment comme lui ;
totalement imprévisible !
1960 : le père a 25 ans. Au fil des années, Ludivine le
constate, émerveillée, le père n’a rien perdu de son talent d’illustrateur. Il
a dessiné sur chaque page de ce cahier-là, toujours jaunies par le temps, un
chien, un magnifique berger allemand. Sur la première page, sous le premier
dessin un nom en lettre capital auréolé de rayons de soleil, comme un
enfant pourrait le faire : Rocky. Toutes les pages à la suite ne sont couvertes
que de ce chien Rocky, des portraits, oreilles dressées, regard lumineux, amour
débordant, Rocky courant, jouant, sautant, Rocky petit pataud. Et plus les
pages se tournent, plus Rocky devient un chien adulte imposant. C’est illustré
de façon magistrale, l’amour coule de chaque page, de l’amour concret, de
l’amour pur, les traits de crayons noirs et blancs en sont illuminés, on y
devine les couleurs de la vie. Ludivine a le cœur échauffé. Elle aime déjà ce
chien Rocky, elle aussi.
A la fin du cahier, quelques lignes stoïques sur la dernière page sont rédigées et disposées comme un poème :
Rocky,
C’est moi, animal.
Je suis lui, Dan.
Sauf lui, personne ne me comprend ici-bas.
Lui n’a pas la parole, mais il a ce
regard, là.
Face à moi, il est entier,
Il est ma moitié manqué.
A nous deux, tout file…
J’aurai dû l’appeler Niel.
La suite dans quelques jours pour un prochain cahier ? Ou pour tout autre chose ! 😎
Sandrine L
Ecrivant
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