Des gènes errants - Clap 60 - Les cahiers

Bonjour, la Smala-aller-de-l'avant (clap 60) 


Oui, il faut aller de l'avant, mais parfois il faut savoir revenir en arrière ! 😜
Alors, sache que, si tu prends la lecture de ces petits textes en cours de route, arrête-toi de suite !.... Tu ne vas rien comprendre ! Il te faut revenir au tout premier texte, celui du 4 septembre 2023, intitulé « Ça part de là - Clap 1 » ,  et respecter l’ordre chronologique des claps…
Si tu es assidu-e et donc fidèle depuis le 4 septembre 2023, tu sais que cette histoire trace son chemin. Alors, ensemble, poursuivons-là...
Bonne lecture !

La précédente publication s'arrêtait comme ça : 
 " Sur celle du premier cahier, Ludivine reconnait la date de naissance du père. Sans hésiter, elle s’en empare et l’ouvre. ".
 

A l’intérieur, le papier est jauni, les pages se craquèlent quand Ludivine les tourne. Elle parvient toutefois à les décoller délicatement les unes des autres sans trop les endommager et, sur la deuxième qui lui semble un peu plus épaisse, elle  découvre qu’un papier y est collé et rabattu. Après l’avoir déplié, elle constate qu’il s’agit d’un document officiel, un  acte de naissance ; celui-ci fait mention de la date de naissance du père, le 2 Avril 1935, de son nom et de son prénom, Dan. Jusqu’ici, Ludivine n’apprend rien de nouveau. Elle connait par cœur la date de naissance du père. Elle n’a jamais omis de lui souhaiter, ou de penser très fort à lui quand elle n’était pas à ses côtés, ce jour-là. Elle tourne la page suivante. Rédigée d’un graphisme régulier et fin, une seule phrase est inscrite, et c’est une écriture que Ludivine reconnaitrait entre mille, celle du père :

Dan : mon prénom veut dire « il juge ».

Intriguée, Ludivine continue à tourner les autres pages du cahier, mais elles sont vides. Jaunies, vides et fragiles. Au moment de renoncer à aller plus loin, sûre de n’avoir rien d’autre à découvrir ici, elle voit un petit bout de papier qui dépasse presque à la fin. Elle va délicatement à la page concernée et découvre un second papier, collé et plié de la même façon que le premier. En le défaisant, Ludivine découvre à nouveau un acte de naissance, stipulant toujours la même date de naissance.

Ludivine s’interroge. Pourquoi deux actes de naissance identiques sont rangés dans ce même cahier ? Mais, en y regardant de plus près, elle remarque que, bien que la date de naissance soit la même que sur le premier document, le prénom inscrit n’est pas celui du père. Celui inscrit cette fois-ci est celui d’un certain « Niel ». C’est en tournant la dernière page du cahier, que Ludivine déchiffre, rédigée de la même écriture appliquée du père, la phrase suivante :

Niel : le sien était prédestiné, il signifie « néant ».

Ludivine, curieuse et fébrile, s’attend à d’autres indices, d’autres écrits qui pourraient la guider. Mais elle a beau tourner les pages, encore et encore, entre le premier extrait de naissance du début du cahier et celui collé à la fin, non, il n’y a vraiment rien d’autre. Elle revient sur l’extrait de naissance de ce Niel et ce qu’elle n’avait pas vu à la première lecture lui saute aux yeux : tout en bas du document, une date de décès est stipulée, la même que la date de naissance du haut.

C’était donc vrai ! Son père avait bien un frère à la naissance, mais celui-ci n’avait pas survécu. A bien y réfléchir, c’est vrai qu’elle avait perçu par-ci par-là, dans des discussions familiales un peu houleuses ou pas très claires, l’existence d’un mystère entourant la naissance du père. Elle n’y avait jamais trop prêté attention, ces discussions bien souvent s’arrêtaient dès qu’elle était tout près.

L’ouverture de ce premier cahier attise la curiosité de Ludivine ; elle s’attèle alors à tous les consulter. 

Le premier cahier fait état de la date de naissance du père, le 2 avril 1935. Mais, sur les cahiers suivants, seule l’année est inscrite. 1936, 1937, 1938… Elle les ouvre un à un, mais ils sont tous vides, les pages jaunies, aucune écriture, aucun document, aucun indice à l’intérieur.

Ludivine, en passant chaque cahier au crible remarque alors que sur l’une des tranches d’un cahier suivant, une nouvelle date complète apparaît : 12 juin 1950. Le père a alors 15 ans. Elle l’ouvre précautionneusement et dès la première page, elle lit  le texte suivant :

 

Je suis allongé sur le sol, le corps en équilibre sur le côté gauche, la tête posée sur le bras gauche tendu. Ma jambe droite est repliée, mon genou posé au sol, je suis stable. Stable, il faut que je le sois. Je fixe une pierre blanche posée à quelques centimètres de mon nez. J’observe fixement, ce caillou blanc, banal. C’est un extra-terrestre ou peut être une pierre précieuse. Pourquoi elle est là ? Elle vient d’où ? Pourquoi cette couleur et cette forme ? Elle est là et pas ailleurs, juste là, à quelques centimètres de moi. Peut-être qu’elle a un nom, une vie à elle, une famille, cette pierre. Pierre. Roche. Galet. Pavé.

Je me pose plein de questions et je n’arrive pas à communiquer en dehors de l'intérieur de moi. Je souffle l’air par le nez, très fort, tellement fort qu’un peu de morve me sort de la narine gauche. Je ne bouge pas, ne m’essuie pas, laisse couler la morve sur la terre et continue à fixer la pierre blanche. Je ferme l’œil gauche. Je vois la pierre blanche entièrement, posée sur la terre molle. Quelques brins d’herbe l’encadrent, mais c’est la pierre blanche qui m’intrigue. Rien d’autre. Je ne perds pas de vue l’objet de mon attention, aspiré, absorbé. Le reste m’indiffère.

Soudain, un insecte tout rond apparait dans mon champ de vision. L’insecte traîne sa carapace noire et brillante. Il a des pattes toutes fines. Il avance péniblement. Il est à quelques centimètres de ma pierre. Il se dirige vers elle, pas de tête, pas de queue, juste une direction, un truc noir qui s’approche de l’objet de mon attention, ma pierre blanche.

La bestiole atteint mon caillou qui fait comme une barrière à son chemin. Elle s’arrête. Je suis agacé, j’inspire un grand coup, mais je ne ravale ni ma morve, ni ma colère. Parce que oui, je suis en colère et contrarié. Seule la pierre blanche m’intéresse, l’insecte ne fait pas partie de mon univers. Il faut qu’il dégage.

Je me lève d’un bond, j’écarte doucement la pierre avec le bout de mon pied et du même pied, mais d’un mouvement vif, bref et définitif, j’écrase l’insecte noir qui s’enfonce entre la terre et mon talon.

Je ne me pose pas la question de savoir pourquoi il était là, cet insecte, d’où il venait, pourquoi il avait cette couleur et cette démarche, s’il avait une famille, un nom. Cafard. Bourdon. Mélancolie.

L’écraser, ça a été, pour moi, un pur bonheur.

Est-ce que c’est à marquer d’une pierre blanche ?


Rien d’autre, dans ce cahier du 12 juin 1950. Ludivine est perplexe. En plus d’être dessinateur, le père écrivait bien, oui, mais quel est le message, si message il y a ? Elle reconnait toutefois ce jeune garçon, le père, déjà rôdé à contempler longtemps, très longtemps, déjà façonné à l’impulsivité.

Elle reprend les autres cahiers et remarque, à force de les manier, que tous ceux qui comportent une simple année sur la tranche n’ont rien à dévoiler à l’intérieur. En revanche, ceux qui ont une date entière, avec un jour, un mois et une année recèlent des écrits entre leurs pages.

Le cahier suivant concerné par une date complète est le 9 septembre 1955. C’est le vingtième cahier, le père a 20 ans et il écrit : 

 

Ils disent que je suis privilégié. Je suis son chauffeur. Je ne fais pas la guerre. J’aide ceux qui l’organisent à la faire. Je le conduis partout où il veut aller. J’entends tout, je ne dis rien. Je ne fais rien de mal, mais je vois le mal qu’il fait, lui. Ils disent que je suis privilégié, mais je reste complice. Tant de morts Pour rien. Ça me dépasse. Et ça me heurte. Une vie est une vie. Je ne m’en remettrai jamais. Je suis nourri, logé, blanchi. Mais je me sens gavé, perdu, noirci. Cette guerre, je n’en veux pas et pourtant, je participe à tous ses crimes. J’ai tout vu. Je suis assailli, je ne me relèverai pas… Je n’avais pas besoin de ça. Je suis venu, j’ai vu. Depuis je suis mort à l’intérieur. Ils disent que j’étais privilégié et que j’ai tout gâché.


La suite dans quelques jours ?😎 

Sandrine L

Ecrivant


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