Des gènes errants - Clap 60 - Les cahiers
Bonjour, la Smala-aller-de-l'avant (clap 60)
A
l’intérieur, le papier est jauni, les pages se craquèlent quand Ludivine les
tourne. Elle parvient toutefois à les décoller délicatement les unes des
autres sans trop les endommager et, sur la deuxième qui lui semble un peu plus épaisse,
elle découvre qu’un papier y est collé
et rabattu. Après l’avoir déplié, elle constate qu’il s’agit d’un document
officiel, un acte de naissance ; celui-ci fait mention de la date de
naissance du père, le 2 Avril 1935, de son nom et de son prénom, Dan.
Jusqu’ici, Ludivine n’apprend rien de nouveau. Elle connait par cœur la date de naissance du père. Elle n’a jamais omis de
lui souhaiter, ou de penser très fort à lui quand elle n’était pas à ses côtés,
ce jour-là. Elle tourne la page suivante. Rédigée d’un graphisme régulier et
fin, une seule phrase est inscrite, et c’est une écriture que Ludivine
reconnaitrait entre mille, celle du père :
Dan : mon prénom veut dire « il
juge ».
Intriguée,
Ludivine continue à tourner les autres pages du cahier, mais elles sont vides.
Jaunies, vides et fragiles. Au moment de renoncer à aller plus loin, sûre de
n’avoir rien d’autre à découvrir ici, elle voit un petit bout de papier qui
dépasse presque à la fin. Elle va délicatement à la page concernée et découvre
un second papier, collé et plié de la même façon que le premier. En le défaisant, Ludivine découvre à nouveau un acte de naissance, stipulant toujours
la même date de naissance.
Ludivine
s’interroge. Pourquoi deux actes de naissance identiques sont rangés dans ce même
cahier ? Mais, en y regardant de plus près, elle remarque que, bien que la
date de naissance soit la même que sur le premier document, le prénom inscrit
n’est pas celui du père. Celui inscrit cette fois-ci est celui d’un certain « Niel ».
C’est en tournant la dernière page du cahier, que Ludivine déchiffre, rédigée
de la même écriture appliquée du père, la phrase suivante :
Niel : le sien était prédestiné,
il signifie « néant ».
Ludivine, curieuse et fébrile, s’attend à d’autres indices,
d’autres écrits qui pourraient la guider. Mais elle a beau tourner les pages,
encore et encore, entre le premier extrait de naissance du début du cahier et
celui collé à la fin, non, il n’y a vraiment rien d’autre. Elle revient sur
l’extrait de naissance de ce Niel et ce qu’elle n’avait pas vu à la première
lecture lui saute aux yeux : tout en bas du document, une date de décès
est stipulée, la même que la date de naissance du haut.
C’était donc vrai ! Son père avait bien un frère à la
naissance, mais celui-ci n’avait pas survécu. A bien y réfléchir, c’est vrai
qu’elle avait perçu par-ci par-là, dans des discussions familiales un peu
houleuses ou pas très claires, l’existence d’un mystère entourant la naissance
du père. Elle n’y avait jamais trop prêté attention, ces discussions bien
souvent s’arrêtaient dès qu’elle était tout près.
L’ouverture de ce premier cahier attise la curiosité de
Ludivine ; elle s’attèle alors à tous les consulter.
Le premier cahier fait état de la date de naissance du père,
le 2 avril 1935. Mais, sur les cahiers suivants, seule l’année est inscrite.
1936, 1937, 1938… Elle les ouvre un à un, mais ils sont tous vides, les pages
jaunies, aucune écriture, aucun document, aucun indice à l’intérieur.
Ludivine, en passant chaque cahier au crible remarque alors
que sur l’une des tranches d’un cahier suivant, une nouvelle date complète
apparaît : 12 juin 1950. Le père a alors 15 ans. Elle l’ouvre
précautionneusement et dès la première page, elle lit le texte
suivant :
Je suis allongé sur le sol, le corps en
équilibre sur le côté gauche, la tête posée sur le bras gauche tendu. Ma jambe
droite est repliée, mon genou posé au sol, je suis stable. Stable, il faut que
je le sois. Je fixe une pierre blanche posée à quelques centimètres de mon nez.
J’observe fixement, ce caillou blanc, banal. C’est un extra-terrestre ou peut
être une pierre précieuse. Pourquoi elle est là ? Elle vient d’où ?
Pourquoi cette couleur et cette forme ? Elle est là et pas ailleurs, juste
là, à quelques centimètres de moi. Peut-être qu’elle a un nom, une vie à elle,
une famille, cette pierre. Pierre. Roche. Galet. Pavé.
Je me pose plein de questions et je
n’arrive pas à communiquer en dehors de l'intérieur de moi. Je souffle l’air par le nez,
très fort, tellement fort qu’un peu de morve me sort de la narine gauche. Je ne
bouge pas, ne m’essuie pas, laisse couler la morve sur la terre et continue à
fixer la pierre blanche. Je ferme l’œil gauche. Je vois la pierre blanche entièrement,
posée sur la terre molle. Quelques brins d’herbe l’encadrent, mais c’est la
pierre blanche qui m’intrigue. Rien d’autre. Je ne perds pas de vue l’objet de
mon attention, aspiré, absorbé. Le reste m’indiffère.
Soudain, un insecte tout rond apparait dans
mon champ de vision. L’insecte traîne sa carapace noire et brillante. Il a des
pattes toutes fines. Il avance péniblement. Il est à quelques centimètres de ma
pierre. Il se dirige vers elle, pas de tête, pas de queue, juste une direction,
un truc noir qui s’approche de l’objet de mon attention, ma pierre blanche.
La bestiole atteint mon caillou qui
fait comme une barrière à son chemin. Elle s’arrête. Je suis agacé, j’inspire
un grand coup, mais je ne ravale ni ma morve, ni ma colère. Parce que oui, je
suis en colère et contrarié. Seule la pierre blanche m’intéresse, l’insecte ne
fait pas partie de mon univers. Il faut qu’il dégage.
Je me lève d’un bond, j’écarte
doucement la pierre avec le bout de mon pied et du même pied, mais d’un mouvement
vif, bref et définitif, j’écrase l’insecte noir qui s’enfonce entre la terre et
mon talon.
Je ne me pose pas la question de savoir
pourquoi il était là, cet insecte, d’où il venait, pourquoi il avait cette
couleur et cette démarche, s’il avait une famille, un nom. Cafard. Bourdon.
Mélancolie.
L’écraser, ça a été, pour moi, un pur bonheur.
Est-ce que c’est à marquer d’une pierre blanche ?
Rien d’autre, dans ce cahier du 12 juin 1950. Ludivine est
perplexe. En plus d’être dessinateur, le père écrivait bien, oui, mais quel est
le message, si message il y a ? Elle reconnait toutefois ce jeune garçon,
le père, déjà rôdé à contempler longtemps, très longtemps, déjà façonné à
l’impulsivité.
Elle reprend les autres cahiers et remarque, à force de les
manier, que tous ceux qui comportent une simple année sur la tranche n’ont rien
à dévoiler à l’intérieur. En revanche, ceux qui ont une date entière, avec un
jour, un mois et une année recèlent des écrits entre leurs pages.
Le cahier suivant concerné par une date complète est le 9
septembre 1955. C’est le vingtième cahier, le père a 20 ans et il écrit :
Ils disent que je suis privilégié. Je
suis son chauffeur. Je ne fais pas la guerre. J’aide ceux qui
l’organisent à la faire. Je le conduis partout où il veut aller. J’entends
tout, je ne dis rien. Je ne fais rien de mal, mais je vois le mal qu’il fait,
lui. Ils disent que je suis privilégié, mais je reste complice. Tant de morts
Pour rien. Ça me dépasse. Et ça me heurte. Une vie est une vie. Je ne m’en
remettrai jamais. Je suis nourri, logé, blanchi. Mais je me sens gavé, perdu,
noirci. Cette guerre, je n’en veux pas et pourtant, je participe à tous ses
crimes. J’ai tout vu. Je suis assailli, je ne me relèverai pas… Je n’avais pas
besoin de ça. Je suis venu, j’ai vu. Depuis je suis mort à l’intérieur. Ils
disent que j’étais privilégié et que j’ai tout gâché.
La suite dans quelques jours ?😎
Sandrine L
Ecrivant
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