Des gènes errants - Clap 35 – Divers cités
Bonjour la Smala-vie-comme au cinéma
(clap 35)
Si tu prends la lecture de ces petits textes en cours de route, arrête-toi de suite !.... Tu ne vas rien comprendre ! Il te faut revenir au tout premier texte, celui du 4 septembre 2023, intitulé « Ça part de là », et respecter l’ordre chronologique des claps…
Si tu es assidu-e depuis le 4 septembre
2023, tu auras remarqué que, désormais, cette histoire trace son chemin. Alors
ensemble, poursuivons-là…
Bonne lecture !
Anna
est maman d’un petit garçon de 5 ans, Madhi, dont elle est séparée du papa
parce qu’il est en prison. L’histoire autour de ce père n’est jamais évoquée.
Anna dit toujours « le père de mon fils » quand elle en parle. Ludivine
sait seulement qu’Anna a eu Mahdi à 18 ans (l’âge de Ludivine aujourd’hui),
qu’elle reste toujours sur la réserve à son propos et qu’elle use de subterfuge
pour changer de sujet chaque fois. Mais Ludivine est subjuguée, elle
s’identifie. Ça lui parait incroyable d’être maman si jeune, ça lui parait
également complètement improbable à 23 ans d’être seule avec son enfant dont le
père en prison semble être un sacré voyou. Malgré son charisme de fou, Anna a
dû avoir de sacrées galères avant de prendre la vie comme elle vient. A moins
que même dans la galère, la vie, elle la prenait déjà comme elle venait, en
chantant. Aujourd’hui, son quotidien semble à nouveau lui sourire et
l’enchanter. Ludivine ne lui pose jamais de question, elle observe simplement,
elle l’écoute pousser la chansonnette avec admiration, et plonge dans ces
mondes si différents qui s’ouvrent à elle. Anna habite tout près de chez sa
mère qui garde Madhi quand elle travaille. Sa maman est si gentille et si
proche de Mahdi qu’il arrive parfois qu’Anna ne voit pas son fils de plusieurs
jours. Ça n’a pas l’air de la contrarier. Parce que, oui, Anna a une vie bien
remplie. Anna, en plus d’être caissière, prend des cours par correspondance perchée
dans un petit studio qu'elle loue au dixième étage d'un HLM, et surtout, surtout, elle adore faire la
fête et animer des soirées de sa voix de diva. Toutes les boites de nuit du
quartier et au-delà, elle les connait, elle les fréquente plus que de raison,
et en plus, elle y est connue et reconnue. Pendant ce temps, Madhi reste chez
sa grand-mère.
Cette
notion de faire la fête, c’est tout nouveau pour Ludivine. Mais elle n’ose pas
s’aventurer, elle n’en a pas les moyens. La maison de maître au perron écroulé
et au portail rouillé, elle n’en possède pas la clé. Chaque fois qu’elle tarde
un peu à rentrer, c’est le père qui lui ouvre les verrous de la porte juste
après avoir entendu le portail grincer. Elle veille chaque jour à ne pas trop
tarder, mais plus ça va, plus c’est souvent que Ludivine rentre au-delà de ses
horaires de travail, et plus ça va, plus le père se terre dans ses silences
critiques. Avant qu’il n’ouvre les trois verrous de la porte d’entrée de la
maison, Ludivine s’annonce en toquant, soufflant comme un sésame :
-
Papa, c’est moi !
Jamais
le père ne répond, jamais il n’énonce le moindre mot. Seuls les verrous
claquent. Ludivine entre dans la maison, alors que le père est déjà retourné
dans ses appartements, signe d’une évidente réprobation.
Un
soir, elle est plus rapide que lui, elle
le suit et le retient dans la cuisine aux couleurs criardes :
-
Eh, Papa, j’ai rencontré une fille qui
travaille avec moi, elle est trop sympa.
Devant
le silence obtus du père et son mal-être palpable, instinctivement, elle l’abreuve
de paroles, ignorant son impassibilité sans trop soutenir son regard.
-
Elle s’appelle Anna, elle chante trop
bien, et vraiment, on s’entend super bien. Je t’ai jamais parlé de mon
travail ? Mais tu sais, c’est drôlement chouette, tous les gens qui
travaillent avec moi, ils sont tous un peu plus vieux que moi et….
-
Oui, ben justement, tu devrais faire
attention, la coupe le père.
-
Faire attention ? Pourquoi ?...
répond Ludivine, faussement naïve.
-
Justement parce qu’ils sont tous plus
vieux que toi.
-
J’vois pas pourquoi franchement. Anna,
par exemple, elle est adorable, elle a 5 ans de plus que moi, on est tout le
temps ensemble en caisse et on est vraiment vachement complices. Tu la
connaitrais, je suis sûre que tu l’aimerais. Elle aime rigoler, je t’ai dit, elle
chante mieux que toutes les chanteuses qu’on voit à la télé, vraiment, c’est un
amour. Dis, tu veux pas la rencontrer, un jour ?
Le
père est assis à sa place près de la table en formica, les jambes croisées, la
main gauche sous l’aisselle droite et l’index de sa main droite pressant la
cicatrice au-dessus de sa lèvre. C’est un signe de contrariété. Mais, à cet instant
précis, ses yeux brillent et un léger sourire s’ébauche sur ses lèvres.
Ludivine le remarque de suite et se prend à espérer, son souffle devient plus
ample, un espoir nait dans son esprit. Elle ne cessera jamais de penser que le
père, derrière son air si différent, derrière ses attitudes cyclothymiques,
derrière sa marginalité, un jour, deviendra un père comme les autres,
accueillant ses amis, leur parlant de choses et d’autres, un père comme les
autres qui sort, souriant, vivant. Oui, vivant et normal.
Le
sourire du père se fait plus large, plus communicatif, l’espoir de Ludivine
grandit encore.
-
Qu’est-ce que tu veux qu’elle vienne
faire ici, ta copine ?
-
Ben, rencontrer le père de sa meilleure
amie ! répond-elle, enthousiaste.
Le sourire du père se fait encore plus large,
à la limite de l’hilarité et Ludivine rit avec lui, plongeant dans son regard
brillant.
-
Tu les vois tes amis venir ici, dans
cette maison ?
-
Ben oui, pourquoi pas ?
La
conversation est possible, une brèche s’ouvre… Mais c’est vrai qu’aucune
personne étrangère à la famille n’a jamais mis les pieds dans la maison de
maître au perron de pierre et au portail en fer forgé. Ça semble incroyable
aujourd’hui que les choses puissent changer, alors que la maison de maitre voit
son perron s’ébouler et son portail rouiller, sans parler de tout ce qui s’accumule
partout, de tous ces amoncellements sales, éparses et inutiles, de
l’insalubrité et de la vétusté des lieux sans chauffage l’hiver, des toilettes
qui n’ont jamais fonctionné, du seul pot de chambre en cas de besoin, disponible
dans la cave éclairée d’une faible ampoule au milieu d’un monde d’insectes rampants
non identifiables. Inviter des amis à la maison, la honte ! C’était d’ailleurs
le sujet de conversation qui avait mis le feu aux poudres le soir du départ de
Réjane. Aujourd’hui, le même sujet fait rire le père. Mais il répond :
-
Ben, je sais pas. Peut-être, un jour….
Ludivine,
malgré l’improbabilité de la chose, s’engouffre dans la faille, et tout au fond
d’elle, elle persiste à caresser l’espoir de faire se rencontrer tous les mondes
qu’elle côtoie, de fluidifier tous ces univers si différents dont elle est l’unique
point commun. De sa rencontre avec Jacques et ses amis drogués, d’Anna la
fêtarde et de Madhi dont le père est en prison, tout ça, Ludivine ne le raconte
pas au père… Elle sait très bien ce qu’il dirait à leur sujet : que les
drogués sont des barges déséquilibrés, que cette fille a eu un gosse avec un taulard,
qu’elle n’est pas fréquentable, que jamais aucun d’entre eux ne mettra les
pieds ici.
Alors,
Ludivine ne dit au père que ce qu’elle a envie de dire. Elle sait d’instinct ce
qui est bon et ce qui est mauvais à raconter, ce qui va le faire monter aux
rideaux, ce qui va le dérider et le sortir de sa torpeur maladive, elle
enjolive la réalité tout en n’étant pas dupe ; elle perçoit très bien
l’antinomie de tous les milieux qu’elle fréquente, aucun n’est tout rose ou
tout noir.
Le
fait est, jamais Anna ne mettra les pieds dans la maison de maître au perron
éboulé et au portail rouillé. Elle n’en aura pas le temps…
La suite dans quelques jours ?
Sandrine
L
Ecrivant
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