Des gènes errants - Clap 24 – Un gros mot


 Bonjour la Smala-vie-comme au cinéma (clap 24)

Si tu prends la lecture de ces petits textes en cours de route, arrête-toi de suite, tu ne vas rien comprendre ! Il te faut revenir au tout premier texte, celui du 4 septembre 2023, intitulé « Ca part de là »,  et respecter l’ordre chronologique des claps…

Si tu es assidu-e depuis le 4 septembre 2023, tu auras remarqué que cette histoire a désormais pris son autonomie. Alors, ensemble, poursuivons-la…

Bonne lecture !

 

« Marie-Jeanne et Ludivine éludent toujours le sujet de leur mère quand quelqu’un leur demande ou leur en parle. Ça part d’une intuition mais aussi d’une consigne. Rien qu’à l’école, en tout début d’année, quand l’enseignant réclame la fameuse fiche à remplir où il faut indiquer la profession des parents, elles rajoutent toujours, selon la recommandation familiale le mot « grand » à « père » et « mère », affublé du mot « retraités » juste en face.  Père et mère sont effacés, esquivés. Au sujet de leur mère, elles éludent, et aussi, elles effacent, elles enfouissent. Il n’y a rien à dire à propos de quelqu’un qu’on ne connait pas, où de quelqu’un dont on entend parler sans jamais vanter de mérite. Leur mère, au creux de la cuisine chaleureuse, familiale et centrale, dans la maison de maître au perron de pierre et au portail en fer forgé, est systématiquement évoquée comme un personnage à renier, un être sans intérêt, quelqu’un d’infréquentable, aux rites et mœurs indignes, sans mot couvert, ouvertement et vertement. C’est leur mère, à Marie-Jeanne et Ludivine, mais ça ne compte pas. A la longue, au fil des années, ça ne réussit à faire d’elles que des êtres à moitié accomplis, à moitié intéressants. Et si elles se tournent volontairement vers son souvenir ou ce qui l’en reste, si elles manifestent le moindre intérêt à son sujet dans la maison du maître, ça les transforme en être comme elle, sans intérêt, infréquentables, aux rites et mœurs indignes, en latence ; elles auraient de qui tenir… Alors, elles se taisent sur le sujet, elles éludent, effacent, enfouissent.

Ludivine, pour se raccrocher à ce qui lui a vraiment été donné, souvent se répète de façon inlassable son propre prénom. Lu-di-vin-e… Lu-di-vin-e, et de plus en plus vite…Lu-di-vin-e, Lu-di-vin-e… C’est bizarre, ce prénom, elle ne l’aime pas. Elle entend « divine », mais elle ne comprend pas ce Lu qui paraît ternir ce qu’elle est. Ça doit être ça… Cette partie d’elle-même qui ne dépend pas d’elle, cette partie qui est partie loin. Ca la déchire, sans douleur, mais avec un indicible vide qu’elle a du mal à situer. Un indescriptible vide qu’elle a du mal à combler, de fait. Parfois, sa sœur l’appelle Ludi et là, ça ressemble vraiment à son prénom amputé. Elle n’aime pas ça, non plus.

Ludivine s’accroche à ce qui lui a été donné et aussi à ce qui est à sa portée, sa proche, sa très proche, son modèle, sa grande sœur ; elle prononce à voix basse « Ma-ri-ja-ne », Ma-ri-ja-ne... Sa sœur, son aînée qu’elle admire et sur laquelle elle se pose, se repose. Mais Marie-Jeanne n’a pas  le prénom qui lui convient ; il est tellement rare de la voir rire ou même sourire… D’ailleurs, tout comme Marie-Jeanne a tendance à raccourcir le prénom de sa sœur, le père n’appelle jamais Marie-Jeanne comme ça. Il l’appelle Réjane. Et puis, à la longue, c’est resté ainsi au sein de la famille ; Marie-Jeanne est devenue Réjane. Ça lui va mieux.

Vraiment, dans cette famille, la tendance est au raccourci. Ou à l’amputation.

Un jour, rentrant de l’école en compagnie de Diane, Ludivine et tout le monde autour entendent la sirène d’une ambulance dévaler l’avenue, dans un bruit assourdissant, inscrivant aussitôt dans l’air ambiant l’urgence d’une action à mener. Pour le coup, le véhicule n’a pas pris de raccourci. Il fend la grande avenue principale ; il y a peut-être urgence à amputer ? Quoiqu’il en soit, le fourgon blanc et bleu traverse la ville tel un bulldozer, personne ne doit se trouver sur son chemin ; piétons, voitures se mettent précipitamment de côté, il y a là un impératif mystérieux qui laisse place à l’imagination. Celle de Diane est riche et authentique, Diane est une fille empathique et prévenante, Diane est jolie et souvent inquiète. Ludivine le sait, elles sont dans la même classe et même si c’est une excellente élève, elle est toujours excessivement anxieuse avant pendant et après les contrôles, le matin, le midi, le soir. Elle est comme ça, Diane, inquiète viscéralement, et elle l’exprime.

Soudain, elle s’arrête en suivant des yeux l’ambulance et pour justifier de s’arrêter sans raison apparente, elle dit à Ludivine :  

-       Attends, je regarde où elle va l’ambulance, faut pas qu’elle aille vers chez moi… Chui inquiète pour maman…

Au-delà du klaxonne de l’ambulance, ces mots raisonnent comme une antinomie aux oreilles de Ludivine. « Chui inquiète pour maman »… Comment ? Ludivine a le sentiment d’avoir raté un truc. Elle aussi, peut-elle être « inquiète pour maman » ? Non, vraiment, non… Maman, c’est un mot que Ludivine ne prononce jamais. Il est enfoui tout au creux d’elle-même, dans les profondeurs de son être, là où sont ses entrailles, là où tout est sale et interdit.

Maman, c’est un mot banni, honni, tout comme ce que ça représente pour elle quand on en parle dans la chaleur réconfortante de la maison de maître au perron de pierre et au portail en fer forgé. Maman, c’est un mot interdit, défendue, c’est un gros mot. Un mot à ne jamais prononcer. »

 

La suite dans quelques jours ?

 

Sandrine L

Ecrivant

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