Des gènes errants - Clap 54 - Sur le bas-côté
Bonjour la Smala-vie-comme au cinéma (clap 54... Un an de publication !)
Si tu prends la lecture de ces petits textes en cours de route, arrête-toi de suite !.... Tu ne vas rien comprendre ! Il te faut revenir au tout premier texte, celui du 4 septembre 2023, intitulé « Ça part de là », et respecter l’ordre chronologique des claps…
Si tu es assidu-e depuis le 4 septembre 2023, tu auras remarqué que, désormais, cette histoire trace son chemin. Alors ensemble, poursuivons-là…
Cet accident, comme tous les accidents,
dès lors qu’on en réchappe, c’est un moment charnière, dans la vie de Ludivine.
En un réflexe de survie, elle ferme les
yeux quand la voiture traverse la route. Tout ce qu’elle voit, elle le sait,
s’inscrira à jamais dans sa mémoire et la mémoire de cet accident, sur
l’instant, elle la sait déjà choquante. Ce qu’elle voit, s’inscrit en
elle, ce qu’elle ressent, elle peut le transformer. Alors, elle ferme les yeux
pour ne rien voir et être au plus près de ses sensations.
La voiture décolle de terre dans un
premier tonneau, remuant tout son contenant, éparpillant papiers, bouteilles,
sacs. Et même si Germaine et Ludivine sont retenues par leur ceinture de
sécurité, elles n’en sont pas moins secouées violemment, comme dans le grand
huit de la fête foraine, en beaucoup moins drôle, parce que subit et soudain.
La courte vie de Ludivine défile derrière ses paupières fermées, en une
fraction de fraction de seconde. Et c’est peu, une fraction de fraction de
seconde, mais elle y voit quand même, au travers d’un espace-temps parallèle,
sa naissance sans cheveu, une fille alors qu'était attendu un garçon, l’odeur du lilas et la douceur
des fourrures, le goût des choses sur sa langue, nombril de son être, un
furieux besoin de liberté, de ras-le-bol et de demandes d’attention.
Quand la voiture retombe lourdement
dans l’herbe humide, les sens de Ludivine sont sans dessus-dessous et aussi
sans dessous-dessus. Les sons, eux, sont accrus, au paroxysme de l’effroi, en
émoi démultiplié, exacerbé par l’absence de vision. Ses oreilles crissent, à
moins que ce ne soit les vitres qui éclatent, et, toujours derrière ses
paupières fermées, Ludivine voit passer sur son écran intérieur, à une vitesse
vertigineuse, quelques vestiges de sa vie passée ; un livre trouvé dans l’herbe,
les larmes dans les yeux du père, son foutu caractère et ses colères, les chats
si doux, si tendres et si sales aussi, le soleil, la lune, la mort, l’absence,
l’abandon et les feux d’artifice.
Le deuxième tonneau est troublant de
violence. La voiture a heurté un tronc d’arbre. Mais qui est le plus
fort ? La voiture ou l’arbre ? La voiture passe son chemin, déjà
estropiée de l’avant, l’arbre lui fait la révérence tel un roseau qui penche
mais ne casse pas. Il single violemment le siège conducteur où Germaine semble
déjà endormie. Et la vie d’avant de Ludivine continue à se dérouler au creux de l’habitacle en
souvenirs éclairs, jaillissant de sa mémoire, en libération, mettant les
compteurs à zéro, éradiquant l’esprit des gènes errants ; la maison de maître au
si beau perron de pierre et à l’élégant portail en fer forgé, l’amitié,
l’amour, le saule pleureur qui pleure et qui accueille tout à la fois,
l’incompréhension, les prises de décision, la tristesse, les lambeaux de ce et
de ceux qui restent, les parfums et les cahiers balancés par la fenêtre.
Le troisième tonneau contient tous les malheurs
et les bonheurs à la fois, les faits d’hiver et d’été, les saisons qui se
renouvellent et qui semblent ne jamais s’arrêter comme ces tonneaux qui
s’enchaînent, les rencontres, les chemins qui se croisent, les choix qui
s’imposent ou ceux qui se décident volontairement traçant ainsi le chemin de la
vie, les mains tendues, les opportunités, les retrouvailles, la chance, celle
provoquée et aussi celle du hasard quand quelque chose de plus grand passe par
là, l’air de rien, assurément par amour.
Mais tout s’arrête un jour.
Tout.
Et les tonneaux aussi.
Quand le silence s’impose, dans des effluves mêlés d’herbe fraichement coupée et d’essence répandue, Ludivine ose ouvrir enfin les yeux. Déjà, elle pleure prenant de l’avance sur l’étendue des dégâts. Elle a mal partout, mais tout son corps bouge au milieu des débris. C’est déjà ça, son corps est toujours là. La voiture, elle, est posée sur le toit, donnant une perspective différente aux yeux de Ludivine brouillés de larmes. Des vibrations tout autour d’elle la fait se sentir encore en vie, encore plus vivante. L’odeur de l’herbe la submerge d’une forme de bonheur, de soulagement, quand l’odeur de l’essence, elle, la transporte de dégoût et de peur. Un dégoût migraineux mais une peur salvatrice. Il lui faut appeler Germaine, savoir si elle va bien. Elle l’aperçoit du coin de l’œil, à sa gauche, inerte, dans une position improbable, sur le siège conducteur, retenue par sa ceinture. Il lui faut l’appeler… Mais comment l’appeler ? Germaine ? Maman ? D’une toute petite voix, enrouée et pleine de larmes, elle se lance, et ça lui fait tout drôle au fond de son gosier quand le mot parvient à sortir enfin :
-
Maman ?
Personne ne répond. Rien ne bouge sur
sa gauche, c’est immobile, ça ne sent pas bon. Seules les vibrations alentours
continuent. On entend aussi des gouttes qui tombent, à l’arrière du véhicule.
Et aussi quelques oiseaux qui semblent protester qu’on leur ait changé le
paysage si soudainement.
Ludivine, à tâtons, fébrilement, dans
une angoisse palpable, parvient enfin à détacher sa ceinture, à s’extraire de
son siège à l’envers en s’accrochant au cadre du pare-brise. Elle se coupe à
quelques morceaux de verre encore figés tout autour. Mais que sont quelques
éraflures quand il s’agit de s’en sortir, d’éloigner le néant ? A force de
contorsions, elle parvient à émerger enfin de l’habitacle, arrachant ses
vêtements à la tôle froissée, rajoutant des contusions à ses éraflures. Mais
que sont quelques vêtements foutus quand il s’agit de se mettre à l’endroit,
sur son chemin, d’éloigner le néant ? Elle rampe dans l’herbe et l’humus,
respire l’odeur qui en émane, elle est bien obligée, elle a le nez dedans. Puis,
instinctivement, et sans oser lancer le moindre regard en arrière, vers le
néant, une fois debout, comme elle le peut, en claudiquant parce qu’elle a très mal
au genou gauche, elle s’éloigne du véhicule, prend de la distance, beaucoup de
distance. Comme un instinct de survie.
C’est alors que la voiture prend feu
dans une gerbe guerrière.
Tout peut s’arrêter là.
Tout s’arrête là, d’ailleurs.
Pour mieux reprendre, plus tard.
Bien plus tard…
La suite dans quelques jours ? Mais pas la semaine prochaine ; j'ai week-end Yoga !
Sandrine L
Ecrivant
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