Des gènes errants - Clap 31 – Dans le bain

 


Bonjour la Smala-vie-comme au cinéma (clap 31)

Si tu prends la lecture de ces petits textes en cour de route, arrête-toi de suite !.... Tu ne vas rien comprendre ! Il te faut revenir au tout premier texte, celui du 4 septembre 2023, intitulé « Ca part de là »,  et respecter l’ordre chronologique des claps…

Si tu es assidu-e depuis le 4 septembre 2023, tu auras remarqué que, désormais, cette histoire trace son chemin. Alors ensemble, poursuivons-là…

Bonne lecture !

 

Ludivine reste interdite. Elle se voyait déjà mener des études supérieures pour atteindre son rêve : continuer à fréquenter les bancs des écoles en étant de l’autre côté, celle de l’estrade, docte en tête et craie en main devant le tableau noir, vision globale et en hauteur sur sa classe, ses élèves, elle, celle qui sait, qui enseigne, qu’on écoute et qu’on respecte. Tellement de professeurs l’ont fascinée que désormais, elle veut être celle qui fascine. Elle ne veut être ni un père, ni une mère, elle veut être professeur.

L’an dernier, le prof de français, Monsieur Michel, était toujours sobre dans sa tenue costume cravate, passionnant quand il parlait de façon langoureuse, d’une voix grave et chaleureuse quelque soit le sujet. Parfois, il sortait des classiques que l’Académie impose et s’autorisait des textes plus contemporains, voir des répertoires surprenants, à l’image un jour de la chanson « le chanteur » de Daniel Balavoine : « Je m’présente, je m’appelle Henri, J’voudrais bien réussir ma vie, être aimé, Etre beau gagné de l’argent, puis surtout être intelligent, Mais pour ça, il faudrait que j’bosse à plein temps ». Il y avait eu un sacré engouement au sein de la classe quand après l’étude des paroles, l’ensemble des élèves l’avait chanté à tue-tête, faisant sourire Monsieur Michel qui ne souriait que rarement. Ludivine l’aimait, ce prof-là.

Même si les math n’étaient pas le fort de Ludivine, Madame Leblanc, elle, lui avait donné cette année l’envie de réussir cette épreuve. C’était une petite bonne femme aux cheveux coupés court, avec de grosses lunettes rondes et noires qui lui mangeaient le visage, des traits épais et les yeux pétillants de malice et de passion communicatives. Elle portait toujours une grande blouse blanche qui la rendait stricte de face bien que rarement fermée, mais les élèves pouffaient de rire quand elle se tournait pour écrire au tableau : au dos de sa blouse, Madame Leblanc arborait les courbes généreuses d’un Snoopy dessiné à l’encre noire, tout joyeux et l’air interrogateur. Madame Leblanc était entière, naturelle, réelle à l’image de ses nombres et Ludivine l’aimait pour tout ça.

La prof de philo, Madame Rodrigue, elle, c’était une vieille femme postillonnant sans cesse, mais embarquant son public dans des monologues interminables. Elle parlait avec aplomb sur des thèmes aussi variés que la Vérité, la Liberté, la Conscience, le Bonheur, la Joie, le Désir sans jamais vraiment l’incarner, inerte derrière son pupitre en hauteur sur l’estrade. Pourtant, Ludivine était toujours pendue à ses lèvres (mais que de postillons !) quand d’autres élèves autour d’elle pouffaient, moqueuses.

Tous ses professeurs l’avait marquée, Ludivine, mais, la sentence « ben, va bosser maintenant » est tombée, et tous ses rêves avec, en fracas sur le béton, en mille morceaux, comme les flacons de parfum de Réjane sur le gravier de la cour, éparpillés et irrécupérables. Ses rêves, cependant, contrairement aux parfums, n’ont pas de flagrance et très vite, ils se dissolvent dans l’air, inodores, emportés par la réalité ambiante. Comme dans la chanson de Balavoine, il faut qu’elle « bosse à plein temps ». Le père a besoin de présence constante, d’assistance, rien ne semble dire que ça s’arrangera au fil du temps. Manie et Panou baissent les bras depuis quelques temps, ils sont de moins en moins présents dans la maison de maître au perron envahi et au portail grinçant. Manie le dit souvent d’ailleurs ; l’idéal, c’est que Ludivine se trouve un bon petit boulot sûr, pourquoi pas fonctionnaire, là, tout près, à la mairie, un petit boulot qui lui permette de rester près de son père et de s’en occuper. Il n’y a pas d’argent pour que Ludivine poursuive ses études. Il y a urgence à ce qu’elle travaille et qu’elle s’occupe de son père.

Ludivine est désemparée parce qu’elle sait très bien que cette section très générale qu’est le bac B au regard de la vie active, n’ouvre aucune possibilité. Cette section très générale ne donne qu’un passeport à des études supérieures, aucun pour un emploi digne de ce nom. Comment pourrait-elle sauver son père et cette maison du naufrage qui les guette ? Comment pourrait-elle subvenir à ses besoins, ceux de son père et parvenir à entretenir cette maison, alors que son propre père, Manie et Panou n’y parviennent pas ? La charge lui semble incommensurable…

Ce jour-là, le soleil est radieux et inonde abondamment la cour envahie de mauvaises herbes, la tonnelle jaune sale, les garages ternis, le saule pleureur plus que jamais, ainsi que tous ces tas d’objets inutiles abandonnés çà et là, donnant encore plus à Ludivine la sensation et la prémonition d’un vaste gâchis. D’un pas traînant, elle s’éloigne de son père qui n’a pas bougé d’un iota, qui n’a émis aucun sourire, aucun signe d’attention, absorbé dans sa spirale apathique. Elle s’éloigne le cœur gros,  cognant encore fort dans sa poitrine, mais ça n’est pas de joie ni d’impatience, cette fois-ci, c’est la peur, la peur de l’avenir, de son avenir, responsable aussi de l’avenir de son père. Ses épaules se resserrent, lourdes, nouées, ses yeux se portent au sol juste devant ses pieds, elle ne parvient pas à voir plus loin sans ressentir un vertige. Elle marche le long de l’allée qui mène au portail grinçant de la maison de maître au perron envahi. Sur ce portail, la boite aux lettres qui y est accrochée déborde. 

C’est le père qui relève le courrier ordinairement. Il le fait d’ailleurs de façon exclusif, s’instaurant ainsi le maître de la boite aux lettres. Quand Ludivine attend du courrier, il faut que le père décide du jour où il lui remet. Combien de fois a-t-elle attendu des nouvelles de Colleen, sa chère correspondante irlandaise avec qui elle entretient maintenant depuis plus de 5 ans, sans jamais se voir, un échange de nouvelles régulier et exaltant dans la langue qu’elle rêve d’enseigner un jour. Quand elles lui sont remises, les enveloppes ont systématiquement été ouvertes en amont et  à des dates éloignées de celle du cachet de la poste. Ludivine ne peut rien dire, c’est comme ça, elle en prend son partie, la boite aux lettres et ce qu’elle contient appartient à la maison de maître et au père qu’il ne faut pas contrer sous peine de déclencher des foudres. A part partir à l’assaut de la boite aux lettres bien avant lui…

Le père ne bouge toujours pas au bout de la cour, assis sur sa banquette, les yeux dans le vague, les bras croisés, son index droit pressant la cicatrice au-dessus de sa lèvre. Ludivine profite de sa dérive pour ouvrir la boite aux lettres de laquelle s’échappe une pile de papiers de tout genre, des publicités, quelques courriers et puis une carte postale. Intriguée, Ludivine s’en empare ; elle représente un gros ours noir baignant dans une eau verte au milieu d’une végétation envahissante. Le gros ours noir sort une patte de l’eau comme pour faire coucou. Dans une bulle au-dessus de sa tête, il est inscrit « Alors ? Toujours dans l’bain ?... »

Ludivine tourne la carte et découvre à côté de l’adresse de la maison de maître au perron envahi et au portail grinçant un simple prénom tracé d’une écriture bien connue : «  Réjane ». Aucun autre message ne l'accompagne.

 

La suite dans quelques jours ?

 

Sandrine L

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